Camilo León-Quijano, docteur de l'EHESS, publie "La cité, une anthropologie photographique"

 Vient de paraître aux Éditions de l'EHESS, La cité : Une anthropologie photographique de Camilo León-Quijano, un ouvrage dans lequel l'auteur nous donne à voir et à entendre la ville de Sarcelles, symbole de la cité-dortoir de région parisienne. Loin des caricatures et des idées reçues sur la banlieue, Camilo León-Quijano nous montre la ville dans toute sa complexité et sa richesse. À l'occasion de sa parution, Camilo León-Quijano a répondu à nos questions et revient notamment sur son parcours à l'EHESS, le choix de son immersion à Sarcelles et le récit photographique de son livre. Entretien.

 

Vous êtes un ancien étudiant de l'EHESS, quels ont été les outils et les méthodes qui vous ont aidé dans votre travail ?

J’ai principalement mobilisé des méthodes visuelles et sensorielles qui sont notamment développées en anthropologie visuelle. En particulier, j’ai déployé une photo-ethnographie de type phénoménologique et multimodale. Cette méthode mobilise la création visuelle au sein du travail ethnographique pour favoriser de nouvelles rencontres et expériences d’enquête sur le terrain.

 

Quel a été le point de départ de votre travail anthropologique sur Sarcelles ? Pourquoi avoir fait le choix d'une immersion à Sarcelles ?

Je faisais des ateliers photo dans le cadre d’une enquête précédente sur le genre urbain à Medellín en Colombie. J’ai voulu mener une activité de recherche similaire en France pour analyser la construction du genre urbain en région parisienne. Fin 2014, j’ai rencontré l’association Du Côté des Femmes à Sarcelles qui était intéressée par mon projet d’enquête participative et avec qui on a commencé mener des ateliers photo en 2015. Progressivement, j’ai compris l’importance de Sarcelles dans l’imaginaire des banlieues françaises et l’intérêt d’étudier plus largement les expériences urbaines dans cette ville par le prisme des images.

 

Dans votre travail, vous parlez de "communauté imagée". Quelle est la signification et en quoi Sarcelles en est-elle le symbole ?

C’est un concept qui me permet de parler concrètement des pratiques, des activités et des objets imagés mobilisés par les citadins pour s’identifier à un espace social. C’est un concept qui peut être mobilisé dans d’autres cadres que celui de Sarcelles, mais dans cette ville, très présente dans l’imaginaire national sur les banlieues, j’ai analysé les expériences qui contribuent à définir visuellement une identité collective, et ce, de façon pragmatique.

 

 

Comment s'est déroulée cette immersion ? Que retenez-vous de cette dernière ?

L’immersion photo-ethnographique se passe en plusieurs temps. D’abord, une immersion par des ateliers où j’ai peu photographié et où je me suis plutôt intéressé aux discours et aux objets photographiques produits par les participant-e-s. Dans un deuxième temps, j’ai mené une véritable immersion visuelle en photographiant les activités ordinaires d’un ensemble d’actrices et d’acteurs locaux tout en menant des activités participatives dans la cité. Dans un troisième temps, j’ai focalisé mon attention sur les pratiques de partage visuel en analysant les formes de circulation de mes propres photographies à l’intérieur et à l’extérieur de la ville (notamment sur les médias et les réseaux sociaux).

 

Comment le travail du photographe que vous êtes est-il venu s'ajouter à celui de l'anthropologue ?

Ce livre est le résultat d’une double réflexion à la fois anthropologique et photographique. La photographie n’est pas un complément, une illustration ou une forme d’approfondissement du travail textuel, elle fait partie intégrante du dispositif narratif mis en place dans l’ouvrage. C’est la raison pour laquelle nous avons accordé une attention particulière à la maquette, à la disposition des images, du texte et des QR codes. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons décidé de faire dialoguer plusieurs sources pour construire un récit qui conçoit les images comme des objets vivants, capables d’exprimer des expériences sensibles.

 

Qu'est-ce que l'image permet à un travail anthropologique ?

L’image, ou plutôt les images, permettent de repenser l’engagement ethnographique tout comme la façon dont nous partageons les savoirs issus de nos recherches. Dans un récent article publié dans le Journal des Anthropologues, je montre en quoi le fait de photographier a redéfini ma place de chercheur sur le terrain. En photographiant, je suis passé du statut de « photographe colombien » à celui de « photographe du noir et blanc ». Par des choix créatifs, matériels et narratifs, la pratique photographique peut permettre de repenser la place et le rôle de l’ethnographe sur le terrain. La photographie est donc un « can-opener », un ouvre-boites de relations sociales comme le disait John Collier, l’une des figures historiques de l’anthropologie visuelle. Mais la photographie peut aussi être un moyen de repenser l’enquête au regard des pratiques d’exposition et de partage des images. Par exemple, l’exposition géante "Les Rugbywomen" que j’ai réalisé dans un collège de Sarcelles m’a permis non seulement de « restituer » une partie de l’enquête, mais aussi d’enquêter à nouveau sur les regards, les discours et les nouvelles pratiques imagées qui se produisaient au cours de cette activité d’exposition. L’exposition La Cité, qui a eu lieu à la Maison de l’Architecture et de la Ville de Marseille, a de son côté permis de confronter des regards variés autour de l’urbain au moyen d’activités de création et d’exposition avec plus de 100 classes d’écoles, collèges et lycées de la région. Ces activités d’exposition ont été des moments privilégiés pour mener une véritable ethnographie des et par les images, en enquêtant sur les regards, les discours et les représentations des personnes qui visitaient ces expositions.

 

Comment construire une anthropologie à partir des photographies ?

C’est peut-être le livre La cité : une anthropologie photographique qui peut répondre au mieux à cette question. Ce travail de longue haleine répond à une volonté de construire un récit photographique issu et faisant partie intégrante d’une enquête ethnographique. Dans le livre, le récit est porté par les photographies. En partant des images et donc d’une longue réflexion sur le rapport matériel, concret et tactile à l’objet éditorial, nous avons décidé de faire émerger un objet qui permet d’exprimer des sensations et des expériences que je n’aurais pas pu montrer avec des mots. C’est tout le pouvoir de la photographie : elle peut rendre tangible des expériences sensibles et intimes vécues sur le terrain.
Pour cela, nous avons mené un dialogue intense avec la graphiste et les éditrices pour faire émerger un objet éditorial nouveau attentif à la maquette, à la typographie ou encore au dialogue entre les photographies et le texte.
Cette attention aux dialogues entre les différents objets ethnographiques se manifeste dans la multimodalité du support. Un récit photographique m’a permis d’approfondir des descriptions classiques issues du carnet de terrain en déployant d’autres formes d’expression comme le son ou le film. Une anthropologie photographique ne peut donc pas se passer de ces autres supports qui façonnent et qui marquent l’expérience ethnographique. La photographie, et plus largement la création visuelle et sensorielle, permet d’élargir les horizons des sciences sociales. C’est un moyen de penser autrement la manière dont on conçoit et partage les savoirs qu’on produit dans nos labos, écoles et universités.

 

Photos : © Camilo León-Quijano

Anthropologie