« Je ne suis pas seul(ement) dans mon corps »
De
Thèse soutenue par Florencia Carmen Tola
Préparée sous la direction de Philippe Descola
Président du jury : M. Jacques Galinier, Directeur de recherche au CNRS
Jury : M. Jean-Pierre Chaumeil, Directeur de recherche au CNRS
Mme Anne Christine Taylor, Directrice de recherche au CNRS
M. Pablo Wright, Professeur à l'université de Buenos Aires (Directeur de thèse)
Spécialité : Anthropologie sociale et ethnologie
Tout d'abord, le corpus mythologique a servi de point de départ à l'exploration des entités reconnues comme existantes en vue d'approfondir l'importance du corps dans les processus de différenciation des personnes. Il a montré que l'apparence physique des personnes non humaines allait de pair avec une « intériorité » qui les dote d'une capacité d'action et d'une intentionnalité les rendant capables de communiquer avec les êtres humains et d'agir sur un même plan. L'intérêt porté à la constitution de la personne a conduit ensuite à l'étude des transformations que la personne humaine subit depuis la naissance jusqu'à sa mort, en passant par des moments spécifiques comme la gestation, le rituel de puberté féminine et la mort. Tout au long de la vie d'une personne, depuis son existence au ciel en tant que potentialité acorporelle jusqu'à son existence après la mort en tant qu'esprit décorporisé, les interactions avec les non-humains ont lieu dans et par le corps. Le concept de « personne corporisée », qui permet de rendre compte des relations étroites qui existent entre la personne humaine et les processus collectifs de constitution qui ont lieu dans son corps, a été approfondi à partir d'une étude des substances corporelles, des organes, de l'image corporelle, des composantes qui circulent, se transforment, existent et se transmettent entre les corps des personnes liées par des relations de parenté et des liens affectifs. L'importance des substances et des organes dans la création d'une « intercorporalité » a également été essentielle dans la définition des régimes de corporéité, entendus comme l'agencement de ces éléments. À travers ces agencements d'éléments circulants entre les corps sont possibles les manifestations corporelles des personnes humaines et non humaines. En même temps, les personnes existent comme telles du fait qu'elles s'étendent et se manifestent dans les corps d'autrui, qu'elles laissent des empreintes sur eux, qu'elles incitent à des actions, qu'elles leur transfèrent l'apparence physique et qu'elles déterminent certains de leurs comportements. Le corps humain s'est manifesté, en fin de compte, comme le vecteur de la vie sociale. Un corps qui n'est pas conçu comme individuel mais comme composé de multiples extensions permet la manifestation d'autres personnes : si le corps existe, les relations sont possibles, les personnes se manifestent et les régimes corporels rendent concret, dans chaque contexte d'intensité relationnelle, un type de personne particulière. L'approche du statut des substances, des organes et des composants vitaux a conduit à l'analyser les liens entre les émotions et la cognition et à la manière dont ils sont conçus en relation avec le concept de personne et de corps. L'idée de connaître avec le corps ou de penser-ressentir à partir de lui a exploré l'interpénétration entre le concept de corps, les théories sur les facultés cognitives et émotionnelles et les pratiques sociales concernant le traitement social du corps.
Par-delà cette constitution intercorporelle de la personne, il existe cependant chez les Toba une marge assez large de liberté pour exprimer l'agentivité et le choix personnel. Si les êtres humains ne sont prédéterminés passivement ni par une destioeunée, ni par un ensemble d'ancêtres, ni par une essence substantielle, les actions humaines établissent des différences entre eux. Même si la personne est constituée par des substances et des principes qu'elle reçoit de ses parents et d'autres personnes humaines et non humaines qui lui permettent de se répandre dans le temps et dans l'espace, elle existe aussi de manière particulière, comme un individu, lorsqu'elle agence, ou non, les extensions d'autrui. La capacité individuelle d'action peut être observée dans les conséquences du respect et du non-respect des interdits qui établissent des limites entre les humains et les non-humains pendant des moments où il existe un risque de transformation ontologique des personnes corporellement liées. Même si les relations sont établies à partir du moment où la personne commence à se corporiser et à partir du moment où elle donne prise à d'autres personnes, l'individu n'est pas un agent passif de ces relations et de leurs résultats. Dans ce sens, le respect des interdits n'est pas seulement une manifestation de la responsabilité individuelle. Il met en oeuvre des actions qui auront des conséquences directes sur le groupe de parenté. De même, des sentiments et des intensités relationnelles comme l'amour, la compassion, la soumission et le partage ne sont, en aucun cas, des expressions intimes d'une intériorité vécue comme individuelle. La compassion et la soumission, en tant que dispositifs relationnels, se trouvent à la base même de la relation à autrui. La compassion et le don, et la peur des agressions non humaines et des attaques chamaniques, des fissures de ce modèle relationnel, représentent le moteur des relations et l'expression des émotions-pensées vécues comme les conséquences de l'intentionnalité d'autrui. Cela suggère la porosité des frontières corporelles et ontologiques entre tous les existants.
La capacité personnelle d'action est également évidente lorsque la personne réactualise des éléments appartenant à des univers de sens différents. Cette flexibilité des schèmes interprétatifs permet l'incorporation de fragments de réalités très hétérogènes pour transformer sa propre individualité, pour créer la spécificité en tant que Qom et pour recréer les rapports avec d'autres humains et non-humains. L'Évangile, l'arène politique, le chamanisme et la parenté deviennent alors les contextes les plus significatifs dans lesquels la notion de personne et celle de corps sont transformées constamment à partir d'éléments du passé et du présent. La parenté, l'Évangile et le chamanisme sont abordés en tant que contextes permettant la manifestation de nouveaux régimes corporels et d'interconnexions corporelles entre personnes humaines et non humaines, Blancs et Toba.
"I am not alone (only) in my body". Bodies and multiplicities among the Toba of the Argentinean Chaco
In this thesis I analyse how the Toba people of the Argentinean Chaco define the person and the body. I examine the body as the space where the relations are established, where social life takes place, and also as the condition for the creation of the person. Among the Toba, the idea of the body as the centre of the fulfilment of interpersonal relations (including men, women, as well as non-human beings) has given rise to the notion of the "multiple person", which manifests itself adopting different forms of corporeity. The corporeal connections are realized through the circulation of elements (substances, fluids, attributes and names) conceived of as "extensions" of human and non-human persons. These connections are the indirect ways through which intersubjective relations are made possible. First, the mythological body has served as the starting point for the exploration of entities accepted as existent, with the aim of increasing the importance of the body in the processes of differentiation among different kind of persons. Second, considering the body from the perspective of corporeal substances, organs and vital components, I analyze the links between emotions and cognition. Finally, even if the person is constituted by substances and principles received from her parents and other human and non-human persons, I examine how she also exists as an individual when she articulates the alien extensions. In addition to the corporeal and collective constitution of the person, there is among the Toba a margin of freedom to express one's personal agency. Moreover, compassion and sharing, fear of non-human aggressions, and shamanic attacks are at the basis of Toba sociality and represent the bedrock of social relations.