Le troc dans le marché
De
Thèse soutenue par Caroline Dufy
Préparée sous la direction de Jacques Sapir
Président du jury : M. Alain Quemin, Professeur à l'université de Marne-la-Vallée
Jury : Mme Natalia Chmatko, Directrice de l'Institut de sociologie de Moscou
M. Philippe Steiner, Professeur à l'université Lille-III
M. Laurent Thevenot, Directeur d'études à l'EHESS
Mme Florence Weber, Professeure à l'Ecole normale supérieure
Spécialité : Sociologie
La première partie étudie comment des instruments aussi hétérogènes que des monnaies locales, des titres d'exonération fiscale, des titres financiers ou des titres de crédit commercial échangés entre les entreprises russes dans les années 1990 ont pu être rassemblés sous le vocable unique de « barter » (troc) et devenir un objet durci, cristallisé et cohérent du débat public.
Ce processus d'objectivation a suivi plusieurs étapes : le troc a d'abord été constitué en indicateur statistique homogène. Les économistes s'en sont emparés pour l'ériger en « problème économique ». Cet objet a ensuite accédé à la sphère politique où il a acquis le statut d'objectif de politique économique pour être enfin l'objet d'une codification juridique destinée à encadrer les transactions économiques. Ces étapes font du barter un objet-kaléidoscope, qui comporte des facettes multiples, en fonction du champ à partir duquel on le considère.
La seconde partie de cette thèse examine comment cet objet présenté comme incompatible avec le marché s'incarne et est vécu dans la réalité des pratiques des professionnels des échanges marchands.
Fondé sur une enquête de terrain menée dans des entreprises de la région de l'Oural et sur des entretiens effectués auprès de chefs d'entreprise et de professionnels russes du marché, ce travail montre que, pour les professionnels de l'échange, les discours économiques sur le marché informent beaucoup moins les transactions, que ne le font la comptabilité et les dispositifs juridiques.
Ces dispositifs ont pour effet premier d'intégrer le troc dans l'ordre marchand. Pour ce faire, ils coupent le lien entre les deux versants de la transaction, entre le transfert et la contrepartie, entre l'acte d'achat et celui de vente, entre les deux parties qui ont le désir symétrique du bien détenu par l'autre. Cette rupture est en particulier le résultat concret de l'obligation légale faite aux partenaires de signer un contrat où les deux figures de l'acheteur et du vendeur sont distinguées. Cette disposition contraint chaque partie à remplir successivement deux contrats : le premier où elle est fournisseur, le second où elle est vendeur. Dans la même perspective, les normes comptables obligent les parties à ponctuer le flux de l'échange, en imposant une évaluation monétaire séparée des livraisons successives.
Mais au rebours de cet effort d'intégration du troc au marché, les pratiques des acteurs montrent que les parties distinguent malgré tout le troc des autres transactions marchandes ; les échanges en troc sont le lieu d'une distinction, du marquage d'un écart avec le marché, et d'un réinvestissement par des significations multiples. Les transactions en troc sont également caractérisées par des inflexions historiques, des variations locales propres aux transactions considérées ou aux entreprises envisagées.
Les formes principales de troc distinguées par les professionnels des échanges permettent d'établir une typologie de sept formes principales de troc caractéristiques des relations inter-entreprise dans la Russie des années 1990. Le « troc commercial » est assimilé à une relation de dette, le « troc industriel » concerne les échanges de mauvaises marchandises, le « troc monétaire » est considéré comme un substitut à de la monnaie manquante, le « troc productif » se rapproche de l'échange en nature, le « troc informel » est l'expression des pratiques de fraude fiscale. Les deux derniers registres apparaissent dans les entretiens comme très personnalisés et plus proches de la figure rhétorique : il s'agit du « troc épique » où le troc est intégré dans une épopée de l'échange et du « troc ludique » où il est assimilé à un pari. Chacune de ces formes ménage pour les acteurs économiques, une compatibilité variable avec le marché et la monnaie comme moyen de paiement.
Barter and market : political categories and inter-firm exchanges in the Russian economy of the 1990's
My research is devoted to the emergence of the "barter issue" in the 1990's in Russia. This issue has been at the centre of a large scientific debate at the end of the 1990's among economists and politists. But neither scholars nor reformers had foreseen the rapid and constant growth of this phenomenon in the Russian economy of the 1990's. On the contrary, the transition reforms were supposed to eradicate soviet barter from the economy.
From an unknown phenomenon, inexistent in the Russian language, it became within a few years a statistical indicator, an economic problem and a political task. This object of public debate was portrayed as a negative phenomenon of the Russian economy, inconsistent with transition to market economy. On the contrary, my work based on a field study in firm transactions in the Urals shows that the moral values of barter are plural and sometimes contradictory.