L’homme et la mesure

Nouvelles approches en sciences humaines et sociales des pratiques et représentations des poids et mesures

L’esprit de ces journées est de croiser des regards multiples, de façon interdisciplinaire, sur les questions de poids et mesure dans leur contexte social, culturel et économique, afin de poser les prolégomènes d’une nouvelle approche méthodologique.

Une partie des contributions sera consacrée aux études sur les poids et mesures du Proche-Orient ancien, en dialogue avec les travaux concernant d’autres aires culturelles et chronologiques et d’autres domaines (anthropologique, historique, technique, épistémologique, mathématique, sociologique et économique).

« Das ältere Maβdenken war konkret, vergleichend und relativ, nicht abstrakt, normativ oder absolut » (H. Witthöft, « Ökonomie, Währung und Zahl – Wirtschaftsgeschichte und historische Metrologie », p. 25-40)

 L’historien de l’économie Harald Witthöft distingue ainsi deux façons de penser la mesure et, au-delà, deux cultures des pratiques métriques : une ancienne, ancrée dans l’environnement matériel, qui, avec sa multitude de poids et de mesures, s’adapte aux besoins quotidiens, au négoce des marchands et au pragmatisme des activités économiques à différentes échelles, et une moderne, détachée du monde sensible avec une conception abstraite et scientifique des poids et mesures, érigée en langage universel et gouvernée par des normes garantissant les échanges au niveau mondial.

Quelle rupture dans le temps, de nature épistémologique ou sociétale, est à l’origine de cette représentation d’un avant et d’un après ? Il s’agit du (ou plutôt des) moment(s) de l’introduction du système métrique dans les sociétés occidentales. L’historiographie oppose ainsi très souvent la « trop » grande diversité, voire le « chaos » des systèmes dits « pré-métriques » de l’Antiquité jusqu’à l’Ancien régime, avec la rigueur, l’uniformité et l’universalité du système fondé sur le mètre. Ce paradigme laisse à penser que l’humanité serait passée soudainement d’une représentation sociale des poids et mesures à une représentation scientifique et fiable d’un système à prétention universelle. Or la dimension sociale et l’aspect anthropomorphique de l’usage des poids et mesures transparaissent encore de nos jours par exemple dans les expressions « une brique de lait », « une motte de beurre », « un terrain de trois sillons », « à quelques enjambées » etc. et, réciproquement, la façon de représenter – matériellement et conceptuellement – les unités de mesures dans des sociétés de l’Antiquité et du Moyen-Âge par exemple, révèle des formes d’abstraction et de rationalité complexes, inscrites dans les systèmes de pensée des Anciens et obéissant à des normes économiques et politiques précises.

L’étude de l’élaboration, l’usage et la représentation des poids et mesures, attribuée couramment au domaine des sciences expérimentales et des mathématiques, définit donc également par essence un objet de recherche interdisciplinaire pour les sciences sociales. Le célèbre Miary I Ludzie (Les mesures et les hommes) de Witold Kula a déjà ouvert la voie, à partir des années 1970, à un courant socio-ethnologique et a donné naissance à une discipline particulière, la métrologie historique, qui s’intéresse à la fonctionnalité et le contenu social de la mesure dans des contextes déterminés. Parallèlement, l’héritage de travaux comme ceux de Jean-Claude Perrot, ainsi que les questionnements récents sur la notion de « culture matérielle », permettent d’aborder l’histoire économique d’une nouvelle façon, en évitant en particulier de tomber dans le jeu des précurseurs, des interprétations arbitraires – dont celle du paradigme sur l’introduction du système métrique – et des points de vue ethnocentrés. Il s’agit en particulier de mener un double travail d’objectivation : en s’intéressant d’une part aux modes d’intellection et de représentation des Anciens, et d’autre part aux catégories historiographiques modernes.

La question en apparence naïve et a-historique du « que mesure-t-on ? », parallèlement à celle du « comment mesure-t-on ? » reprend alors tout son sens. La « culture métrique » d’une société se définit-elle par ce qu’elle juge – et parfois espère – quantifiable et mesurable ? Quelle est la place de l’individualité dans les procédés de mesure, qui ont souvent un effet nivelant et globalisant à l’échelle des sociétés ? Des travaux récents, révélant les difficultés à mesurer par exemple la diversité, les discriminations, la douleur, ou des phénomènes économiques à l’aide d’étalons ou d’indicateurs adéquats, montrent que les intentions et les motivations d’ordre social et culturel des différents acteurs sont tout aussi intéressantes à analyser que les méthodes, les procédés et les instruments développés dans chaque cas.

Du point de vue méthodologique, la simple identification des unités de mesures du passé et leur conversion dans notre système moderne, destinée à les rendre plus intelligibles, demande à être dépassée. En effet, les données chiffrées reportées sur des documents administratifs ainsi que les artefacts conçus pour mesurer ne constituent pas nécessairement le reflet objectif de la réalité, à partir duquel on serait en mesure de reconstituer un tableau économique fiable, mais peuvent être le fruit de conventions entre les différents protagonistes d’une opération, comme on le retrouve actuellement dans notre emploi des treize huitres à la douzaine, ou bien dans notre calcul de la surface habitable d’un logement. Les notions de « valeur » et de « consensus », avec toutes leurs nuances subjectives, jouent donc un rôle central non seulement dans l’établissement des étalons et des normes métriques dans les sociétés anciennes ou contemporaines mais également dans toute approche réflexive des questions de mesure. Les systèmes créés pour mesurer des phénomènes ou des réalités matérielles sont-ils pour autant seulement des moyens subjectifs d’appréhension et de quantification de notre environnement ? Comment se définit leur caractère normatif ? En quoi des systèmes de mesures peuvent-ils être opposables voire concurrentiels ?

Les deux journées d’études visent à poser les prolégomènes de cette enquête, en envisageant des études de pratiques métriques dans leurs multiples dimensions ; anthropologique, historique, technique, épistémologique, mathématique, sociologique et économique. Cette démarche doit comprendre nécessairement l’étude conjointe, lorsqu’elle est possible, des gestes, des techniques, des artefacts, des milieux sociaux et professionnels associés à l’usage des poids et mesures, et des manières de représenter (et se représenter) ces derniers, afin d’une part de prendre du recul avec nos propres pratiques, qui nous poussent parfois à l’anachronisme, et d’autre part de tenter de reconstituer la culture métrique d’une société, qui s’exprime sous diverses formes et dans différents contextes, de l’environnement quotidien aux domaines spécialisés. Une partie des contributions sera consacrée aux études sur les poids et mesures du Proche-Orient ancien, en dialogue avec les travaux concernant d’autres aires culturelles et chronologiques et d’autres disciplines, afin de développer une nouvelle approche méthodologique et épistémologique en (re)mettant l’Homme au centre de l’enquête, qui doit permettre de dépasser les limites imposées par les corpus et les champs d’étude.

Organisateurs

  • Grégory Chambon (EHESS, ANHIMA)
  • Lionel Marti (CNRS, PROCLAC)

 

Journées organisées par la mission archéologique de Bash Tapa et par l’EHESSavec le soutien des UMR 7192 et 8210, du Collège de France et de la Fondation Hugot du Collège de France.

 

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